Sophie de Villeneuve : Les recherches scientifiques apportent-elles encore aujourd’hui des découvertes sur le contexte historique de la vie de Jésus ?
F. Renaud Silly : Nous n’avons toujours pas fini d’exploiter la découverte il y a 70 ans des manuscrits de la mer Morte, qui se présentaient de manière tellement fragmentée que leur publication s’achève à peine. Il y a donc encore beaucoup à faire, sans doute pour plusieurs générations de chercheurs. Cette bibliothèque contemporaine du Christ nous a fait faire un saut de plusieurs centaines d’années en arrière par rapport aux textes dont nous disposions jusqu’alors. C’est une découverte extraordinaire, qui nourrit l’intelligence que nous pouvons avoir de la vie de Jésus.
Cette découverte a-t-elle transformé la vision que nous avions du Christ ? Que nous a-t-elle appris ?
R. S. : Nous nous sommes rendu compte que Jésus avait rarement la prétention d’être original. On pensait jusqu’alors que certains points de doctrine lui étaient propres, comme l’indissolubilité du mariage, mais on en a trouvé des parallèles dans les manuscrits de la mer Morte. De même, il partageait avec la communauté de Qumrân un rapport presque charismatique avec l’Écriture. Les membres de Qûmran se considéraient comme les récepteurs inspirés des Écritures anciennes d’Israël, ils se croyaient secondés par un Esprit qui les aidait à comprendre en profondeur les écrits des prophètes.
Jésus était donc totalement plongé dans la tradition juive…
R. S. : C’est certain. À cette époque, le judaïsme était très centré sur le Temple et sur les cérémonies qui s’y déroulaient, en continuité directe avec la période des prophètes et des scribes. Tout le monde dans le judaïsme se situait par rapport au Temple, même les adversaires du Temple, comme la communauté de Qumrân. Le judaïsme affichait à l’époque une grande pluralité de conceptions religieuses parmi lesquelles Jésus s’inscrivait. Par conséquent, tout ce que l’on peut apprendre des nouvelles découvertes archéologiques ou sociologiques sur cette époque aide à comprendre qui était Jésus.
Jésus appartenait-il à un courant particulier du judaïsme ?
R. S. : Jésus n’appartenait à aucun courant. Il y avait des partis pharisien, sadducéen, essénien, mais Jésus relevait d’un judaïsme populaire. Le mouvement dont il pourrait se rapprocher le plus est celui des anawim, les pauvres du Seigneur, qui caractérise en particulier son milieu familial. C’est un judaïsme essentiellement spirituel, très attaché aux traditions et à la piété, assez légitimiste dans sa manière de concevoir le rapport à la tradition ancienne, et refusant toute implication politique qui ramènerait le judaïsme à une question de partis.
Cela veut-il dire que Jésus n’était pas si révolutionnaire qu’on a bien voulu le dire ?
R. S. : Il était révolutionnaire par sa revendication d’autorité, par la manière dont il usait parfois très librement de la tradition ancienne, en se l’appropriant comme s’il en était lui-même la source. Mais il n’est pas venu mettre à bas un ordre ancien. Il avait un grand détachement par rapport aux institutions de son temps. La question qui l’habitait était d’abord la conversion des cœurs, la formation des âmes, l’ouverture des intelligences à la vérité. Je pense que face à lui, on devait avoir l’impression d’être la seule personne qui compte. Il avait un très grand sens de l’individualité des personnes qui se tenaient devant lui.
C’est une vision assez nouvelle de Jésus que vous nous présentez là…
R. S. : Renouvelée, plutôt. Jésus n’a jamais cherché à être original, comme s’il lui avait fallu se démarquer des autres. S’il est original, c’est en faisant apparaître ce que les personnes portent en elles-mêmes mais dont elles n’ont pas vraiment conscience : des aspirations insatisfaites qu’elles ne connaissent pas, et qui les plongent dans la perplexité. On peut dire de Jésus qu’il a été un accoucheur d’âmes. Il a révélé les gens à ce qu’ils étaient profondément, en les obligeant à se situer par rapport à lui-même et par rapport à Dieu. Ceux qui ont fait l’expérience de cette rencontre avec le Christ se sont sentis libérés et grandis. Il ne cherchait jamais à les attraper par leurs mauvais côtés, mais en révélant ce qu’il y avait de bon en eux.
Après toutes les recherches que vous avez menées, Jésus garde-t-il pour vous une part de mystère ?
R. S. : Certainement, d’autant plus qu’il a lui-même voulu poser sa personne comme une énigme. « Pour vous, qui suis-je ? », demandait-il souvent à ses disciples. « Ce que je fais maintenant, vous ne pouvez pas le comprendre, mais plus tard, vous comprendrez… » Il avait le sentiment intime qu’il décontenançait les personnes en face de lui, qu’il les désarçonnait. Jean-Baptiste, depuis sa prison, a envoyé des émissaires demander à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus est une énigme, car on voit bien qu’il y a en lui plus qu’un homme, qu’il nous ouvre à des profondeurs insoupçonnées, qui nous habitent mais dont nous n’avons pas conscience. Il nous renvoie en miroir l’énigme que nous sommes pour nous-mêmes. Ce que saint Augustin exprimait en disant que Dieu est plus intime à moi-même que moi-même.
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